Je préfère une vie brève et intense à une existence longue et ennuyeuse. » Le solo représente à mes yeux une philosophie et non un sport. J’aime l’aventure et l’incertitude. Grimper sans protection, et sans aucune sécurité, me fascine et me pousse à réaliser les performances les plus extrêmes. Je ne suis pas suicidaire, mais plutôt joueur. Je joue avec la vie et avec la mort. «
Alain arrive en pantalon et bottes de cuir, une paire de lunettes roses sur le nez son sac de magnésie et ses chaussons d’escalade sous le bras, il s’apprête à attaquer une voie. C’est sans doute le plus excentrique des adeptes du solo. Sans échauffement, ce type dégingandé se met à gravir une voie de 7b+ en solo intégral. Ses enfants jouent en contrebas, sa femme discute avec un ami; personne ne s’intéresse à ce qui se passe vingt mètres plus haut.
On a peine à comprendre l’univers mental d’Alain, sa manière de défier volontairement la mort met la raison en échec. Il a osé aborder une nouvelle dimension du solo intégral. Ici, il ne s’agit plus de se conformer à un programme bien étudié èt de le réaliser sans faute, comme chez Kurt Albert ou Wolfgang Güllich, mais de s’engager dans les domaines limitrophes, où certaines séquences exigent des » jetés « , où des prises de pied glissantes ne sauraient être travaillées et contrôlées dans le détail. La seule idée que l’on puisse gravir une voie telle que La Nuit du lézard en solo donne des frissons à quiconque connaît cette ligne : un « jeté » difficile sur une prise incertaine compte tenu de sa taille, au passage clé, puis une dalle lisse à la sortie! Ce jour-là, les spectateurs retenaient leur souffle quand, à vingt mètres du sol, les pieds d’Alain glissèrent sur quelques centimètres, mais heureusement il réussit in extremis à s’accrocher à une prise aléatoire, avec sa main droite. » Ce n’est pas la première fois « , raconte Alain, qui, à plusieurs reprises, s’était déjà sorti de justesse de situations périlleuses. Nombreux sont ceux qui considèrent son solo de La Nuit du lézard comme le plus téméraire jamais réalisé au monde. Pour sa part, il pense que Pour une poignée de Chamalows était pire encore : à vingt mètres du sol, il lui avait fallu effectuer des jetés de doigts dans des trous qui ne faisaient qu’un centimètre.
Avant d’entreprendre un solo, Alain se prépare intensivement à la voie, autant d’un point de vue mental que physique, et les rêves qui le hantent font également par-tie de ce travail. Le plus souvent, il fait d’abord la voie en moulinette en se lestant de 10 kilos supplémentaires. Quand il envisage un solo aux limites de ses capacités, deux ascensions en moulinette et quatre jours d’entraînement lui suffisent pour tenter son solo intégral. » Quand vient le jour « J », plus rien ne saurait me retenir, je fonctionne comme un ordinateur. Pendant les deux, trois heures qui précèdent l’attaque, j’ai peur, je me sens nerveux. Mais une fois dans la paroi, je ne pense plus qu’à grimper.
Trois ans après sa première initiation à l’escalade, il réalisait, à quinze ans, des solos de plusieurs longueurs sur des voies de 5a à 5b dans son Vercors natal. « J’avais souvent peur en grimpant encordé. Je me sentais mieux en solo. Qui plus est, je tenais le solo intégral pour le style le plus pur. » Alain a souvent donné du fil à retordre à son ange gardien. Hormis quelques chutes évitées de justesse lors de solos intégraux extrêmes, il est déjà tombé trois fois : la première, sur 15 mètres, à cause de la rupture d’une dégaine dans laquelle il avait fait passer une corde équipée en moulinette; sa seconde chute de 15 mètres, en 1982, arriva parce qu’un noeud avait lâché tandis qu’il descendait en rappel, les médecins crurent alors qu’il ne pourrait plus jamais grimper. Son troisième accident eut lieu dans des circonstances étranges : Alain gravissait en solo une voie de 4, les mains dans le dos, quand il perdit l’équilibre juste à la sortie de la voie et chuta 10 mètres en contrebas.
Autrefois, Alain travaillait dix-huit heures par semaine dans une entreprise de vente d’article de sport par correspondance, à Valence. Il eut alors l’idée de proposer à plusieurs sponsors d’organiser une tournée mondiale de solos intégraux dans des voies prestigieuses. Or, comme ces sponsors préféraient les gratteciel aux rochers, Alain adapta ses aventures en solo aux parois verticales de verre et de béton. Récemment, il a réussi les 270 mètres du » Canary Wharf » à Londres, le plus haut bâtiment qu’il ait gravi jusqu’à présent. » L’ambiance des façades de verre est fantastique. Ce sont de longues voies, très physiques – on n’y trouve aucune prise horizontale. » Alain aime déjouer la vigilance des gardiens pour escalader un bâtiment. Arrivé en haut, un comité d’accueil réunissant la police, les pompiers, les vigiles et la presse l’attend parfois. A New York, une cinquantaine de policiers et sept chaînes de télévision étaient présents. Il passa la nuit suivante, menottes aux mains, dans une cellule pleine de poivrots et de drogués; quant à l’amende, ce sont les sponsors qui l’ont payée.